Dans un film de science-fiction de Kurt Wimmer sorti en
2002, Equilibrium, les habitants de la terre devaient s'injecter
plusieurs fois par jour une dose de « Prozium ». Ce médicament avait
pour but d'empêcher les hommes de ressentir toute émotion, car celles-ci
avaient été jugées responsables du malheur des nations.
Tout porte à
croire que Wimmer avait lu Aldous Huxley. Dans son célèbre roman Le meilleur
des mondes, Huxley décrit un univers où, grâce au « soma », les
humains ressentaient continuellement un sentiment de joie qui masquait toute
souffrance.
Ces exemples
tirés de la littérature et du cinéma présentent une certaine vision du bonheur.
Dans chacun des cas, les sentiments, les émotions, ainsi que les pensées et les
images qui y sont associés, sont jugés responsables du malheur des hommes.
Maîtriser le ressenti permettrait donc d'accéder au bonheur ou, dans le pire
des cas, assurerait l'absence de malheur.
« Je vois la vie en rose »
Si l'on quitte la fiction, on s'aperçoit que cette
conception du bonheur et du malheur n'est pas très éloignée de ce que pensent
certains professionnels du bien-être. Selon eux, arriver au bonheur est
possible grâce à la maîtrise des émotions et d'autres facteurs internes. En
psychologie, on appelle cette théorie le modèle top-down. Top-down
pourrait être traduit par « de haut en bas » ou « du sommet à la
base ». Selon ce modèle, le bonheur n'est possible que si nous sommes dans
de bonnes dispositions mentales. Ce serait donc notre façon de voir les choses
qui induirait nos sentiments de bonheur ou de malheur. D'une manière générale,
les adeptes de la pensée positive et du développement personnel ont adopté
cette vision des choses. C'est aussi un peu l'avis du philosophe Montaigne, en
tout cas vers la fin de sa vie, qui avait adopté l'attitude suivante :
« Ne pouvant régler les événements, je me règle moi-même ». Montaigne
disait s'arrêter sur chaque moment de bonheur qu'il était en train de vivre et
en prendre pleinement conscience afin d'en profiter le plus possible.
Si l'on se penche sur différentes recherches scientifiques
dans le domaine, on peut recenser un certain nombre d'aptitudes favorisant le
sentiment de bonheur : une image positive de soi, un sentiment de contrôle
sur l'existence ou des relations affectives épanouissantes avec son entourage.
C'est ce qui faisait dire à Edith Piaf : « Quand il me prend dans ses
bras… je vois la vie en rose ».
« Si l''argent ne fait pas le bonheur,
rendez-le ! »
Mais dans la quête du bonheur, il existe une autre théorie,
un autre modèle, qui s'oppose au premier : le modèle bottom-up.
Cette fois, bottom-up signifie « de bas en haut », « de la base
au sommet ». Le bonheur serait plutôt dépendant des événements extérieurs
et de la jouissance liée à certaines possessions : argent, biens matériels,
santé… Sans cela, pas de chance de bonheur possible.
Plus précisément, ces possessions seraient une condition
nécessaire, mais pas suffisante pour accéder au bonheur. En d'autres termes, le
bonheur ne naîtrait pas de la possession de ces biens, mais ceux-ci
augmenteraient les chances d'être heureux. Ces possessions assureraient un
bien-être matériel et psychologique.
Or il ne faudrait pas confondre bien-être et bonheur. On
peut être riche, beau, en pleine santé et malheureux ! La publicité entretient
la confusion entre bien-être et bonheur. Elle nous montre des gens heureux
parce qu'ils consomment : telle crème apporte le bonheur, telle voiture
rend heureux, tel shampoing donne du plaisir… Le bonheur est en vente !
Mais, si l'on y réfléchit bien, on est dupé par les arguments des
publicitaires. Tel produit de beauté ne rend pas heureux, mais juste moins ridé
et c'est déjà beaucoup ! De même, telle voiture apporte confort et
sécurité, rien de plus ! Bien sûr, être moins ridé et rouler dans une belle
voiture peut vous rendre plus confiant et augmenter votre estime de soi, mais
de là à parler de bonheur ! Il y a un pas que les publicistes ont franchi.
A nous de voir si l'on accepte ou pas de le franchir avec eux.
Pour simplifier, on peut retenir que, selon les adeptes du
modèle top-down, le slogan est « le bonheur si je
veux ! », alors que pour les partisans du modèle bottom-up, la
devise serait plutôt « le bonheur, si je peux ! » Mais
existe-t-il un modèle prévalant sur l'autre ? Les défenseurs du « politiquement
correct » diront qu'il faut essayer de privilégier le modèle top-down
et apprendre aux gens à se libérer de leur dépendance aux objets et aux
possessions. Qu'il faut apprendre à se contenter de ce que l'on a. Qu'il est
nécessaire de développer une vision positive sur le monde. Et ils n'auraient
peut-être pas tout à fait tort. Mais cette vision des choses comporte un risque énorme :
celui de cautionner un univers social inégalitaire ! Il est peut-être plus
facile d'adopter le modèle top-down quand on est éloigné de la misère,
de la faim et de la précarité. C'est ce qui faisait dire à Jules Renard, avec
beaucoup d'humour : « Si l'argent ne fait pas le bonheur,
rendez-le ! » Dire aux gens qu'ils doivent apprendre à se contenter
de ce qu'ils ont et de ce qu'ils sont, c'est aussi courir le risque
d'abandonner tout lutte sociale. Sans quelques défenseurs du modèle bottom-up,
se soucierait-on de la qualité de vie de certaines tranches de la
population ?
Alors, en fin de compte, top-down ou bottom-up ?
Laissons le poète latin Horace poursuivre la réflexion : « Il
est en tout un juste milieu »...
Benoît Demonty