samedi 2 novembre 2019

S’ADAPTER SANS CESSE… AU RISQUE DE L’USURE par Benoît Demonty


Les exigences adaptatives des professionnels des soins palliatifs sont importantes. Les stratégies mises en place pour gérer le stress et les imprévus peuvent conduire à des mal-adaptations, parmi lesquelles figurent l’usure de compassion. 

Les professionnels des soins palliatifs savent que la routine est exclue de leur métier. La flexibilité est leur mot d’ordre. Ils doivent s’adapter à des profils de patients très variés, qui vivent dans des environnements différents, présentent des besoins spécifiques et sont porteurs de projets singuliers. Leurs familles ne portent pas nécessairement les mêmes projets et n’expriment pas nécessairement les mêmes besoins, de telle sorte que l’intervenant est parfois pris entre deux demandes contradictoires.
Les équipes de travail aussi sont hétérogènes. Le kiné doit collaborer avec l’infirmière qui doit s’adapter au médecin et ainsi de suite. Le dialogue entre professions, crucial, mobilise beaucoup d’énergie. 

Mais les équipes sont également changeantes, les partenaires sont mobiles. Le psychologue du lundi ne sera pas celui du mardi, pas plus que le médecin ou l’infirmière. Autant de personnalités, de façons de travailler, de conceptions du bien-être du patient, de modalités de collaborations, à associer et à rendre compatibles.
Non, les professionnels des soins palliatifs ne connaissent pas la routine et l’exercice de leur métier exige des ressources, des forces, des stratégies d’adaptation considérables. Bref, une capacité de résilience très énergivore.
Et il arrive que la fatigue s’installe. Que l’énergie dépensée ne soit plus compensée. Que les stratégies adaptatives ne conduisent plus à l’adaptation. L’épuisement professionnel et l’usure de compassion guettent alors l’intervenant. 

Les stratégies d’adaptation
Le psychiatre australien Paul Valent établit huit stratégies d’adaptation aux situations de stress, entendu que le stress est une réaction naturelle de l’organisme pour faire face aux exigences de l’existence. Ces stratégies sont largement inconscientes et automatiques. Passons-les brièvement en revue.
Lorsque le stress nous « dit » :
- d’aider l’autre, de l’accompagner, de le prendre en charge, c’est la stratégie prendre soin qui est mobilisée ;
- de nous faire aider, d’être pris en charge, c’est la stratégie s’attacher ;
- d’atteindre des objectifs précis, c’est la stratégie s’affirmer ;
- d’accepter, de patienter, de renoncer, c’est la stratégie s’adapter ;
- de supprimer les dangers, c’est la stratégie combattre ;
- de fuir les dangers, c’est la stratégie fuir ;
- de s’opposer aux autres, c’est la stratégie concourir ;
- de s’allier aux autres, c’est la stratégie coopérer.
Ces différentes stratégies sont toutes potentiellement efficaces, tout dépend des réponses qu’elles entraînent. Paul Valent parle de réponse adaptative si la réponse réduit le stress et de réponse mal-adaptative si elle l’entretient, voire l’augmente.
Le travail en soins palliatifs (comme toutes les professions d’aide, mais avec des nuances propres), mobilise essentiellement les stratégies prendre soin, s’affirmer, s’adapter et coopérer. 

Les réponses adaptatives les plus fréquentes sont :


- pour prendre soin : aider, être en empathie, écouter ;
- pour s’affirmer : atteindre un objectif, se sentir compétent ;
- pour s’adapter : accepter, attendre, lâcher-prise ;
- pour coopérer : s’entraider, collaborer, communiquer.
A l’opposé, les réponses mal-adaptatives les plus observées sont :
- pour prendre soin : être accablé, sauver et, à l’autre extrême, se désintéresser ;
- pour s’affirmer : se sentir impuissant, insuffisant, sans contrôle ;
- pour s’adapter : se résigner, dénier la réalité, s’enfermer dans la plainte ;
- pour coopérer : trahir, abuser, être égoïste.
Si elles s’installent, ces réponses mal-adaptatives peuvent conduire les intervenants vers deux risques professionnels majeurs : l’usure de compassion et l’épuisement professionnel.
L’usure de compassion est communément définie comme un stress consécutif au fait d’aider des personnes en souffrance. Les premières recherches sur le phénomène d’usure de compassion remontent au début des années 80, sous l’impulsion de Taylor et Fraser (1981), mais il faudra attendre une dizaine d’années pour que le terme de compassion fatigue apparaisse, sous l’impulsion de C. Joinson (1992). Il établira une liste de professions à risque, parmi lesquelles on retrouve :
- L’ensemble des professions des « premiers secours » ;
- Le personnel soignant ;
- Les thérapeutes ;
- Les avocats, les juges, les enquêteurs ;
- Les travailleurs sociaux ;
- Le personnel administratif des institutions d’aide et de soins ;
- Les enseignants.
Si on comprend facilement la présence du risque d’usure dans les professions d’aide, on imagine plus difficilement comment les avocats, les enseignants ou le personnel administratif des institutions de soins peuvent être impactés.



 Pourtant, toutes ces professions peuvent mettre le professionnel en contact avec des personnes en souffrance, voire en crise. Ces contacts vont exiger chez les travailleurs un ensemble de réponses fonctionnelles de nature relationnelle, émotionnelle et psychique. Réponses que ne leur aura pas apprises dans leur parcours de formation.

Par la suite, Charles Figley publiera une série d’articles sur le sujet et établira même un questionnaire de mesure de l’usure de compassion. C’est à lui que l’on doit la formule « There is a cost to caring » : soigner est coûteux.
J’ajouterais personnellement que l’usure de compassion peut être vue comme la conséquence des réponses mal-adaptatives du professionnel aux exigences émotionnelles, relationnelles et psychiques de la relation d’aide.
L’épuisement professionnel, quant à lui, se traduit par un ensemble de réactions consécutives à une longue exposition au stress, réactions qui se manifestent essentiellement à travers trois dimensions :
- l’épuisement émotionnel ;
- la dépersonnalisation des patients, l’insensibilité affective ou le cynisme ;
- le sentiment de non-accomplissement au travail. 

Que faire pour éviter ces risques ?
Si l’épuisement professionnel devient un danger de plus en plus reconnu, l’usure de compassion reste trop méconnue. On estime que sa prévalence varie entre 10 et 15%. La question essentielle est donc : comment s’en prémunir ?
Car les conséquences de l’usure sont nombreuses et importantes. Elles touchent tant les professionnels que les bénéficiaires, par ricochet.
La personne en usure présentera des symptômes bio-psycho-sociaux, c’est-à-dire des symptômes à la fois physiques, psychologiques et relationnels. La souffrance, qui sera d’abord professionnelle, s’engouffrera dans le privé, réveillera les traumas anciens, ranimera les blessures passées.
Parfois, la souffrance contraindra le professionnel à changer de métier. Une réorientation professionnelle en tant que telle n’est pas nécessairement un problème, à condition qu’elle soit agie, conscientisée, choisie. Mais la plupart du temps, l’envie de partir est subie. Elle constitue une forme d’évitement qui ne règle pas le problème.
Indirectement, les bénéficiaires seront également impactés par l’usure de compassion. Le professionnel risque le surengagement affectif, poussant toujours plus loin sa position de sauveur, fusionnant davantage avec la souffrance du client, le privant toujours plus de son espace d’action en agissant à sa place.


Le premier facteur de protection contre l’usure est la connaissance du risque en lui-même, connaissance qui permet d’être attentif à son apparition et aux réponses mal-adaptatives qui l’accompagnent. En effet, si le mal est caché, il est difficile de s’en prémunir.
D’autres facteurs peuvent contribuer à réduire le risque. Nous noterons particulièrement :
- suivre des supervisions portant spécifiquement sur le risque d’usure ;
- prendre si possible des congés réguliers ;
- pratiquer si possible un travail clinique à temps partiel ;
- développer de façon consciente et choisie des réponses adaptatives aux stratégies de survie ;
- s’engager dans des activités de détente, de ressourcement, de plaisir ;
- s’engager dans des hobbies d’expression (la profession étant essentiellement un métier d’écoute) ;
- s’engager dans des activités corporelles (pour développer d’autres images que celles des corps en souffrance) ;
- s’engager dans des activités liées au « beau », à l’esthétique ;
- se reposer, dormir ;
- prendre soin de son corps, demander aux autres de prendre soin de soi ;
- rire, le plus régulièrement possible, mais sans cynisme ni humour contre soi.
Si l’usure de compassion est là, la psychothérapie devient nécessaire, ainsi que le retrait momentané de la pratique professionnelle.
Le travail en soins palliatifs est un travail d’artisan… Comme un artisan prend soin de ses instruments de travail, les professionnels de l’aide doivent prendre le plus grand soin de leur principal outil : eux-mêmes.

Cet article a été précédemment publié dans la revue Soins palliatifs.be de mars 2018.